lundi 5 novembre 2007

« On ne peut pas diriger un Etat en se prenant pour Zorro » - Jean-Louis Bianco – 5/11/2007

Même si les 12 000 auteurs de la Writers Guild of America sont en grève depuis lundi dernier, les studios d’Hollywood n’ont rien à craindre : de grands auteurs français sont prêts à les remplacer au pied levé. Les spécialistes des one line shot qui truffent les comedy shows de traits d’esprit ne peuvent rivaliser avec nos socialistes hexagonaux. Entre l’inénarrable François Hollande se gaussant de Christine Lagarde, comparée à Marie-Antoinette et l’ineffable Jean-Louis Bianco assimilant le Président au célèbre justicier masqué, les Walt Disney Company, 20th Century Fox ou Warner Bros ont l’embarras du choix. En 1988, la dernière grève dans l’industrie du divertissement avait duré 22 semaines et couté 500 millions de dollars aux Etats-Unis. Pour éviter un déjà-vu, l’actuel gouverneur de la Californie, Arnold Schwarzenegger, ne pourra pas se contenter de son célèbre « Hasta la vista, baby ». Il aura besoin d’un bon texte, ponctué de saillies promptes à déclencher tantôt l’hilarité, tantôt le sourire complice. Or qui mieux qu’un érudit venu du pays de Molière pourrait forger des boutades subtilement dosées ? Avec pour bagages Sciences-po, l’ENA et les Mines, l’ancien secrétaire général de l’Elysée (1982-1991) fut ministre sous Bérégovoy et récemment co-directeur de campagne de Ségolène Royal. Woody Allen ne peut pas en dire autant. Et c’est un art que de poser avec exactitude les problématiques des sociétés modernes : peut-on diriger un Etat en se prenant pour Zorro ? Certains seraient tentés de répondre tout simplement oui, arguant de la jurisprudence Conan le Barbare*/Terminator* de 2003. D’autres pourraient opposer que Batman et Superman n’ont jamais sollicité de mandat, refusant de confondre héroïsme et pragmatisme. Mais attention, Zorro n’est pas n’importe qui. Né au début du XXe siècle, le célèbre justicier incarne le parangon du défenseur de la veuve et de l’orphelin. Il cache son identité derrière un masque, symbole de sa grandeur d’âme. Son bras droit, un muet, n’en pense pas moins, et son principal ennemi, un gros sergent maladroit et gentil, lui voue une admiration secrète. Comparaison n’est pas raison, dit le dicton. On observe pourtant une belle analogie entre la fiction et la réalité, de l’adjoint silencieux à l’opposant balourd. Sans doute M. Bianco n’a-t-il pas vu de rôle à sa mesure dans cette production à la française. Zorro a été une machine à rêve pour plusieurs générations d’enfants, par sa générosité, sa simplicité et son humanité. Et parce qu’il gagnait toujours contre les méchants. Puis le temps a englouti son aura, le submergeant de robots ou de mutants aux pouvoirs irréels, qui écornèrent sa gloire auprès des plus jeunes. Pourtant, nul doute qu’il aurait fait un excellent gouverneur de la Californie naissante, voire des Etats-Unis. Nous savons en France, en revanche, que l’on peut diriger un Etat en se prenant pour Dieu, que les cow-boys des ministères n’ont jamais eu besoin de six-coups pour imposer des lois toujours plus nombreuses et que depuis Henri Rochefort, les politiciens ont souvent eu la plume facile pour critiquer, rarement pour proposer. Heureusement, parfois, « un cavalier qui surgit de la nuit court vers l’aventure au galop… »


*Films avec pour héros Arnold Schwarzenegger

« Il faut faire de l’école un athlète et non plus un sumo » - Xavier Darcos, le 28/10/2008

Il y a 10 ans, Claude Allègre choisissait de comparer l’éducation publique à un mammouth qu’il convenait de dégraisser ; mais le mammouth a écrasé le ministre et a continué à brouter les vertes années de nos enfants. Malgré le réchauffement de la planète, l’éléphantidé ne semble pas suivre le chemin de ses ancêtres et s’est parfaitement adapté aux nouvelles conditions de son équilibre comme les 35 heures, les tailles basses avec string sorti pour les filles ou les caleçons apparents sur jean-sac de patates pour les garçons. Foin d’animalerie, Xavier Darcos, le ministre de l’éducation du gouvernement Fillon ne veut plus tromper énormément. Effet Bernard Laporte ou non, voici le temps du sport-roi. A moins que…Certains pourraient voir dans ce rejet du sumo une critique de Jacques Chirac, pourtant son mentor, et donc un signe d’allégeance à Nicolas Sarkozy. Chacun sait l’intérêt que porte notre ancien président à ce sport nippon, allant jusqu'à appeler son bichon maltais Sumo. Ce serait chercher la petite bête, ce qui, après un mammouth, risque d’être compliqué. Cette critique à l’encontre du sumo est d’ailleurs injuste. Tout d’abord, le sumo est un sport d’hommes, réservé aux hommes, ce qui est devenu très rare. Ensuite, les participants portent pour tout vêtement un mawashi, une bande de tissu serrée autour de la taille et de l’entrejambe, ce qui prouve leur courage. Enfin, les lutteurs ou rikishi sont sans doute un peu enveloppés, ils n’en sont pas moins des athlètes de haut niveau et suivent un régime réglementé avec réveil à 5 heures du matin et absorption du chanko nabe, une sorte de ragoût énergisant, matin, midi et soir. Trouvez-moi un écolier capable de cette astreinte et on en reparle. En réalité, il s’agit une fois de plus de faire le culte du corps, selon un modèle imposé par les magazines remplis page après page de créatures diaphanes et d’éphèbes improbables. Qu’est-ce qu’un athlète aujourd’hui ? Un sportif de haut niveau capable de se dépasser sans prendre de produits dopants ? Un gaillard aux muscles saillants recouverts d’huile, qui respire la force et fait fantasmer les donzelles et les gays ? Un combattant (du grec athlon « combat ») prêt à mourir pour sa patrie et à marcher pour qu’ « un sang impur abreuve nos sillons » ? Jules Ferry, père de l’école publique, laïque et gratuite, était également un partisan zélé de la conquête coloniale française. Il pensait sans doute que des bataillons de lettrés apporteraient une meilleure parole, et avec moins de fautes d’orthographe, aux sauvages du continent noir. Il ignorait en revanche que les athlètes les plus extraordinaires seraient d’origine africaine et se serviraient du sport comme un moyen d’attirer l’attention sur leurs conditions de vie aux Etats-Unis, comme le firent Tommie Smith et John Carlos aux Jeux Olympiques de Mexico. Les professeurs d’éducation physique apprécieront en tout cas cet hommage indirect rendu à leur travail, tandis que ceux de sumo se mettront en grève. Il est triste de penser que cela influera peu sur notre vie quotidienne. Il se peut aussi que les syndicats aient du mal à comprendre les souhaits du ministre et réclament des éclaircissements. Ceux-ci pourraient prendre la forme d’un voyage organisé pour les 800 000 enseignants à destination de Pékin en aout 2008 pour y suivre une formation accélérée en athlétisme. Une délégation pourrait même se rendre depuis la Chine jusqu’au Japon pour y constater de visu la faillite d’un système qui prend les sumos pour des Dieux alors que nous savons qu’ils ne sont même pas des athlètes. Au fait, combien de médailles avons-nous rapporté des derniers championnats du monde d’athlétisme ? Ah, deux ! On peut faire de l’école un athlète américain, please ?

LE SIECLE DES RUMEURS

Vous qui lisez ces mots avez un avantage sur moi qui les écrit : vous savez si La Rumeur était vraie. Le divorce des époux Sarkozy, premier couple de France, était annoncé par le fort sérieux quotidien La Tribune de Genève pour ce mercredi 17 octobre. Pas de commentaires officiels, mais une ribambelle de murmures, des insinuations, des canards et des couacs, du brouhaha. Et encore des commentaires sur les ouï-dire, le rôle de la presse et le droit de savoir versus la protection de la vie privée, la soi-disant auto-censure des journalistes français à cause de la collusion de leurs patrons avec le président (il paraît..). Pour finir l’inévitable mise en abîme de la presse qui s’interroge elle-même sur ses frontières et son statut et se répond que non, elle ne fait que son travail. Si ce n’est pas confirmé officiellement, on dit que c’est une rumeur, même quand on connaît la vérité. Une chose est sure, Nicolas Sarkozy se distingue une fois de plus de ses prédécesseurs. Sans parler de Tante Yvonne, icône de l’épouse effacée aux côtés du Général, les autres premières dames ont toujours respecté l’étiquette officielle et se sont comportées en femmes obéissantes au service de la nation. Les secrets bien gardés appartiennent à la petite histoire. Mais depuis la révélation « Mazarine », la dérive « pipeaule » charme les politiques qui le veulent bien. On atteint l’apogée avec cette interférence entre la vie privée et la vie publique d’un Président de la République Française. Peu m’importe qu’il y ait divorce ou non, cela ne me regarde pas. En revanche, cela me concerne en tant que citoyen car ces caquetages persistants monopolisent la parole publique et dressent un mur entre la cité et l’agora. Ce mur du son, aussi infranchissable que le mur de Berlin au beau temps de la RDA, encage la pensée libre et résiste aux attaques de raison. Les dîners en ville ne bruissent que de racontars sur le pourquoi du comment, « on a dit qu’il la… », « il parait qu’elle le… ». Après le couple Ségolène et François, voici le tour de Nicolas et Cécilia. Serait-ce une malédiction lancée par Jacques Chirac envers les candidats du second tour ? Ou simplement la preuve la plus absolue que la démocratie hexagonale fonctionne parfaitement, puisque le principal représentant des français fait mauvais ménage comme n’importe qui ? Les méchantes langues s’amusent de la rupture ; d’autres s’inquiètent des conséquences sur les affaires du pays. Et s’il se mettait à boire pour oublier, comme le mari de la gardienne de l’immeuble de mon beau-frère ? Allons, un peu de sérieux ! La société a vraiment évolué de façon incompréhensible vue de Sirius. Les valeurs incarnées et défendues par la fonction de Président de la République ne devraient pas subir les avanies du commun des mortels. Mitterrand a su faire taire les qu’en dira-t-on sur sa fille, protégeant, pour son profit certes, la fonction. Pourquoi la presse ne respecte-t-elle pas cette règle avec l’actuel chef de l’Etat ? La réponse « c’est lui qui a commencé à nous utiliser » n’est pas recevable. J’accuse notre société d’oublier les règles du jeu pour imposer la règle du je. Dessillons les yeux du peuple si nous voulons qu’il reprenne la route du progrès commun, mais respectons les institutions. Nos ancêtres romains se sont contentés du pain et des jeux, avant d’être submergés par la vague barbare. Etrange similitude avec notre XXIe siècle régressif. Qui visitera nos ruines, qui se souviendra de notre démocratie, qui reproduira nos erreurs ? Une rumeur dit que cela viendra du Sud, mais ce doit être encore un bruit infondé…

MOTS DE PASSE

Notre civilisation de l’image adore les mots, pour peu qu’ils soient imagés. De concept, ne parlons pas, d’ailleurs avez-vous croisé un intellectuel récemment ? Non, il s’agit bien de cette pornographie du langage, qui montre, éclabousse et ne laisse aucune part à la liberté. Les esprits doivent être frappés, le doute exilé, une vérité exhibée. Les politiciens modernes brillent à maîtriser cette méthode de discours, si loin du Discours de la Méthode. Quand François Fillon décrit l’Etat en situation de faillite, ce terme simple évoque immédiatement le pire, avec des résonances de rigueur, voire de ruine. Les médias s’en emparent et peuvent l’illustrer abondamment ; les syndicats, les conseillers gouvernementaux, jusqu’à Henri Guaino interviennent, non pas sur le sens, mais sur la valeur véhiculée. L’image est trop forte, elle perturbe la tranquillité de nos concitoyens. Le comble est atteint lorsqu’un mot est choisi uniquement pour ce qu’il représente. C’est le cas de Grenelle. On annonce le « Grenelle de l’environnement », le « Grenelle de l’audiovisuel », le « Grenelle de que sais-je encore ». Cet hommage insolite à la France gaullienne et à Jacques Chirac laisse peu de place à la situation réelle et néglige que ces accords ne mirent en rien fin à la grève. Pourtant, pour valoriser l’importance de tel symposium, on utilise une image forte, négligeant le contexte, privilégiant la simplification et tel un virus, le terme se propage de bouche en oreille, d’oreille en bouche. Certes, pour une fois qu’une innovation linguistique ne surgit pas de la banlieue, et se réfère à un fait historique, je ne devrais pas faire la fine bouche. Toutefois, imaginez si la réunion de 1968 s’était déroulée ailleurs. Passent encore « Les Champs-Elysées de l’environnement », de bon augure, ou le « Faubourg Saint-Honoré de l’audiovisuel », très chic ; mais aurions nous substantivé la rue du dessous-des-berges ou l’avenue Henri Martin ? Et je ne parle pas de la rue des rosiers ou de l’avenue Rapp. Franchement, le « Rapp de l’audiovisuel », vous y croyez ? Cette dérive trouvera sa conclusion soit dans le dictionnaire, et grenelle sera un nom commun masculin du XXIe siècle, signifiant assises nationales entre partenaires sociaux autour d’un thème qui semble important sur le moment, soit dans l’oubli. On pourrait égrener les mots-images prononcés par nos leaders d’opinion : de la guerre de Kouchner à l’impasse de Jospin, en passant par l’ouverture de Sarkozy, les mots frappent (encore une image) les esprits plus fortement qu’une démonstration abstraite. Rien de nouveau me direz-vous ? La différence fondamentale avec le passé repose sur l’achat comptant de ces mots-images. Ils se substituent à la réflexion et s’imposent à tous, devenant des mots d’ordre, qu’ils aient un fondement ou non. Ils viennent se coller aux images des journaux télévisés, aux photos des magazines et fabriquent un monde lisse pour la majorité des gens, toujours avides de fausses polémiques et adeptes du panurgisme de la pensée. Les intellectuels disparus au profit des pragmatiques politiques, les concepts philosophiques et moraux cèdent le pas aux images et ne nourrissent plus les débats qu’à condition d’apporter des solutions concrètes. Les jeux de mots, plaisir latin, deviennent le seul paradigme de la vivacité de l’esprit, plus encore s’ils critiquent la raison pure. On pourrait naïvement se réjouir de cette vigueur des mots dans la civilisation de l’image. Vous avez compris qu’il s’agit d’un leurre, que les mots ont été vampirisés : mordus par les images agressives, le venin de la simplification leur a été inoculé. Bientôt, ils seront lus uniquement sur un écran, cet allié indéfectible de l’image, puis ils se réduiront au strict nécessaire pour être compris des masses ; enfin, ils tomberont en poussière avec les livres abandonnés malgré les nombreux « Grenelle des mots » organisés pour leur survie.