lundi 5 novembre 2007

MOTS DE PASSE

Notre civilisation de l’image adore les mots, pour peu qu’ils soient imagés. De concept, ne parlons pas, d’ailleurs avez-vous croisé un intellectuel récemment ? Non, il s’agit bien de cette pornographie du langage, qui montre, éclabousse et ne laisse aucune part à la liberté. Les esprits doivent être frappés, le doute exilé, une vérité exhibée. Les politiciens modernes brillent à maîtriser cette méthode de discours, si loin du Discours de la Méthode. Quand François Fillon décrit l’Etat en situation de faillite, ce terme simple évoque immédiatement le pire, avec des résonances de rigueur, voire de ruine. Les médias s’en emparent et peuvent l’illustrer abondamment ; les syndicats, les conseillers gouvernementaux, jusqu’à Henri Guaino interviennent, non pas sur le sens, mais sur la valeur véhiculée. L’image est trop forte, elle perturbe la tranquillité de nos concitoyens. Le comble est atteint lorsqu’un mot est choisi uniquement pour ce qu’il représente. C’est le cas de Grenelle. On annonce le « Grenelle de l’environnement », le « Grenelle de l’audiovisuel », le « Grenelle de que sais-je encore ». Cet hommage insolite à la France gaullienne et à Jacques Chirac laisse peu de place à la situation réelle et néglige que ces accords ne mirent en rien fin à la grève. Pourtant, pour valoriser l’importance de tel symposium, on utilise une image forte, négligeant le contexte, privilégiant la simplification et tel un virus, le terme se propage de bouche en oreille, d’oreille en bouche. Certes, pour une fois qu’une innovation linguistique ne surgit pas de la banlieue, et se réfère à un fait historique, je ne devrais pas faire la fine bouche. Toutefois, imaginez si la réunion de 1968 s’était déroulée ailleurs. Passent encore « Les Champs-Elysées de l’environnement », de bon augure, ou le « Faubourg Saint-Honoré de l’audiovisuel », très chic ; mais aurions nous substantivé la rue du dessous-des-berges ou l’avenue Henri Martin ? Et je ne parle pas de la rue des rosiers ou de l’avenue Rapp. Franchement, le « Rapp de l’audiovisuel », vous y croyez ? Cette dérive trouvera sa conclusion soit dans le dictionnaire, et grenelle sera un nom commun masculin du XXIe siècle, signifiant assises nationales entre partenaires sociaux autour d’un thème qui semble important sur le moment, soit dans l’oubli. On pourrait égrener les mots-images prononcés par nos leaders d’opinion : de la guerre de Kouchner à l’impasse de Jospin, en passant par l’ouverture de Sarkozy, les mots frappent (encore une image) les esprits plus fortement qu’une démonstration abstraite. Rien de nouveau me direz-vous ? La différence fondamentale avec le passé repose sur l’achat comptant de ces mots-images. Ils se substituent à la réflexion et s’imposent à tous, devenant des mots d’ordre, qu’ils aient un fondement ou non. Ils viennent se coller aux images des journaux télévisés, aux photos des magazines et fabriquent un monde lisse pour la majorité des gens, toujours avides de fausses polémiques et adeptes du panurgisme de la pensée. Les intellectuels disparus au profit des pragmatiques politiques, les concepts philosophiques et moraux cèdent le pas aux images et ne nourrissent plus les débats qu’à condition d’apporter des solutions concrètes. Les jeux de mots, plaisir latin, deviennent le seul paradigme de la vivacité de l’esprit, plus encore s’ils critiquent la raison pure. On pourrait naïvement se réjouir de cette vigueur des mots dans la civilisation de l’image. Vous avez compris qu’il s’agit d’un leurre, que les mots ont été vampirisés : mordus par les images agressives, le venin de la simplification leur a été inoculé. Bientôt, ils seront lus uniquement sur un écran, cet allié indéfectible de l’image, puis ils se réduiront au strict nécessaire pour être compris des masses ; enfin, ils tomberont en poussière avec les livres abandonnés malgré les nombreux « Grenelle des mots » organisés pour leur survie.

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